Babi: "À la fin des années 1920, mon père avait déjà établi sa carrière à l'hôpital en tant qu'infirmier-ambulancier - ce qui en soit, était un signe qu'il faisait désormais partie de la petite bourgeoisie. Car dans le Maroc appauvri et colonisé de l'entre-deux-guerres, obtenir un salaire régulier n'était pas à la portée de tous. Les jours de paye, sa mère, Hashemeya, l'attendait à la sortie de l'hôpital pour lui réclamer de le quart de son argent. Elle et ses trois enfants devenus adultes vivaient encore sous le même toit et n'avaient aucune autre source de revenu.

Mon père, Jilali Dahbi, à droite, avec un médecin de l'hôpital de Fès, probablement vers 1925. Mon père faisait partie du GSM (Groupe Sanitaire Mobile) de l'hôpital de Fès, qui partait de la région de Fès lors d'épidémies comme le typhus ou la teigne, pour soigner les gens du bled et éviter qu'ils ne ramène ces maladies en ville. Un jour, Hashemeya décida qu'il était temps pour Jelila de se marier. Elle entreprit alors de trouver une épouse convenable pour son fils. À ses yeux, le monde était divisé en deux catégories : les filalis et les non-filalis. Par définition, tout ce qui n'était pas filali n'était pas bon. Quant aux femmes de Fès, elle les considérait tout simplement comme de véritables dévergondées.
Elle trouva dans son cousinage une jeune fille filali et exigea que son fils l'épouse. Mis au pied du mur, mon père accepta. Cependant, une fois marié, il se rendit rapidement compte que cette union ne fonctionnait pas. Après seulement quarante jours de mariage, il entama une procédure de divorce sans consulter sa mère. Courroucée par cet affront, elle décida qu'elle ne lui adresserait plus jamais la parole.

Après ce désastre, mon père resta célibataire pendant quatre ou cinq ans, jusqu'à ce que ses meilleurs amis, inquiets pour lui, le persuadent qu'il était temps de chercher une nouvelle épouse. Il avait alors 27 ou 28 ans, un âge déjà considéré comme avancé pour un célibataire au Maroc à cette époque, où les "vieux" célibataires n'étaient pas bien vus.
Un jour, à la fin de l'année 1932, l'épouse d'un ami de mon père suggéra l'une de ses cousines éloignées comme candidate potentielle. Cette jeune femme, prénommée Fatima, âgée de seize ans, allait devenir ma mère. Elle était une Jamaï par son père et une Lahbabi par sa mère.
Je souhaiterais ici présenter rapidement ces deux familles :
Les Jamaï étaient une tribu originaire de la région de Fès. Vers 1870, cette tribu avait gagné subitement en prestige parce que la mère du sultan de l'époque, Moulay Hassan ben Mohammed, connu sous le nom de Hassan Ier, était une Jamaï. Comme on le sait, le rôle de la mère revêt une grande importance dans la culture marocaine, comme cela a été mis en évidence lors de la Coupe du Monde de football en 2022, où les mères des joueurs de l'équipe marocaine ont été célébrées. Toute la famille Jamaï avait tiré profit du fait que la mère du sultan portait le même nom.

Le Palais Jamaï à Fès
Les Lahbabi, quant à eux, étaient une famille d'immigrés andalous. Il s'agissait là de ces Arabes revenus en Afrique après la reconquête de l'Andalousie par les Espagnols et les Portugais au XVe siècle. La plupart s'étaient installés dans les grandes villes du Nord, telles que Nador, Tanger et Tétouan. Quelques-uns avaient même atteint Fès, où l'université de Kairaouine jouissait d'une grande réputation. Les Marocains issus de cette immigration étaient plus raffinés que leurs compatriotes du Sud. Ils avaient adopté des coutumes européennes et avaient le quasi-monopole du commerce extérieur. La mère de Fatima, ma grand-mère, en était un exemple parfait : elle avait le teint pâle, un goût prononcé pour la culture, la cuisine et l'art de recevoir, et elle était toujours d'une grande élégance.

La Porte des Andalous à Fés
C'est ainsi que la jeune Fatima Jamaï est entrée dans la vie de mon père. Il l'a rencontrée lors d'un repas de famille auquel il avait été invité par son ami et son épouse. Il en est tombé amoureux instantanément et a décidé de l'épouser.
Cependant, pour réaliser son souhait, il devait d'abord convaincre sa propre famille. À l'époque, le mariage n'était pas une décision individuelle ; les familles, en particulier les parents, jouaient un rôle actif depuis la première rencontre des futurs époux jusqu'à leurs fiançailles et leur mariage. Quand mon père fit part à sa mère de son désir d’épouser cette jeune femme issue d’une famille de Fès et d’immigrés andalous, son sang filali ne fit qu’un tour. Elle déclara à son fils : « Fais ce que tu voudras, ce sera sans moi ».
Pour comprendre maintenant la suite de l'histoire, il me faut faire un petit retour en arrière. Comme je l'ai déjà mentionné, ma grand-mère Hashemeya avait trois enfants : Jilali (mon père), puis deux filles, Mahjouba et Drissiya. Elle avait également élevé une fille "de lait", c'est-à-dire une fille qu'elle avait nourrie au sein et élevée parce que sa mère, une cousine filali bien sûr, n'en avait pas la possibilité. Ce type d'adoption était courant à l'époque au sein des tribus. Mon père et mes tantes considéraient cette sœur de lait, qui portait également le nom de Mahjouba, comme une véritable sœur. Malheureusement, Drissiya est décédée très jeune en donnant naissance à des jumeaux. Ainsi, fin 1932, au moment où mon père a rencontré Fatima, il ne lui restait que deux sœurs : Mahjouba, sa sœur biologique, et Mahjouba, sa sœur de lait.
Après que ma grand-mère eut mis son véto à son projet de mariage, mon père s'est tourné vers sa sœur biologique Mahjouba, espérant qu'elle l'aiderait à obtenir l'approbation de la famille de Fatima. Cependant, elle refusa de coopérer, craignant de se brouiller avec leur mère.
Jilali se tourna alors vers l'autre Mahjouba, sa sœur de lait, qui vivait dans une maison voisine. Cette dernière, que j'ai bien connue et qui avait une grande affection pour mon père, accepta immédiatement d'aider. Elle se rendit chez la famille de Fatima pour demander sa main et régler toutes les formalités. Grâce à elle, le mariage put finalement avoir lieu à l'automne 1932.

Mes parents, vers 1940
Comme Hashemeya continuait de s'opposer à cette union, mon père a finalement décidé de quitter la maison familiale pour s'installer dans une maison louée de l'autre côté de la ville, dans un quartier appelé Sidi Souaf. Cette séparation fut déchirante pour la famille, car à cette époque, les jeunes couples vivaient généralement chez l'un de leurs parents, et il était rare de couper les liens familiaux.
Un autre tournant survint en juillet 1933 lorsque ma grand-mère paternelle décéda du diabète dont elle souffrait depuis quelques années. Comme ma mère était enceinte de huit mois à l'époque, mes parents décidèrent de ne pas déménager immédiatement. C'est ainsi que je suis né le 23 août 1933 à Sidi Souaf. Quelques semaines après ma naissance, mes parents retournèrent vivre dans la maison familiale. Ceci explique pourquoi je suis le seul membre de ma famille à ne pas être né dans cette maison. Tous les autres membres de ma fratrie (à l'exception de mon frère), ainsi que mes tantes paternelles et bien sûr mon père, y sont nés.
Après ma naissance, trois autres enfants sont arrivés : Al Hashemeya en 1936, Fatima Zohra en 1938, puis la petite Layla en 1939. En 1941, à l'âge de 25 ans, ma mère est tombée enceinte pour la cinquième fois.

Ma mère Fatima avec dans ses bras, ma petite soeur Fatoum Zohra, dans ses jupes, ma soeur cadette Al Hashemeya, et moi, en 1938
Malheureusement, les événements ont pris un tour tragique, car il y avait à l'époque une épidémie de diphtérie à Fès qui a durement touché ma famille. La première à succomber fut ma petite sœur Layla, qui est décédée alors qu'elle n'avait que deux ans à peine. Peu de jours après, tragiquement, ma mère est morte en couches, probablement des suites de la même maladie. Son nouveau-né, que mon père a prénommé Abdeljelil, ne lui a survécu que quelques jours.
Mon père a ainsi perdu en l'espace d'un mois et demi son épouse, leur nouveau-né et leur plus jeune fille. Pour lui, ce fut un traumatisme terrible. Il est resté inconsolable, veuf et célibataire pendant les quatre années suivantes."

Ma mère, Fatima, vers 1940